Philibert POULET
Avocat
Philibert Poulet : L’article 26 de la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 a lancé une expérimentation aux termes de laquelle 12 tribunaux de commerce sont devenus le 1er janvier 2025 des tribunaux des activités économiques (TAE) (v. Tribunaux des activités économiques : date de début de l’expérimentation et désignation des tribunaux concernés, Actualités du droit, 11 juill. 2024).
Ces TAE sont situés à Paris, Marseille, Lyon, Nanterre, Limoges, Avignon, Auxerre, Saint-Brieuc, Le Havre, Nancy, Versailles et Le Mans.
Cette expérimentation, d’une durée de quatre ans, soit jusqu’au 31 décembre 2029, prévoit notamment que la partie demanderesse qui saisit un des TAE est assujettie à une contribution pour la justice économique (CJE) (v. Contribution pour la justice économique : impacts à prévoir sur la stratégie contentieuse des entreprises, Actualités du droit, 5 févr. 2025) dès lors que, cumulativement :
Les sociétés dépassant les seuils précités devraient logiquement pratiquer du forum shopping, c’est-à-dire jouer sur les règles de procédures civiles pour pouvoir saisir une juridiction qui ne serait pas un TAE et donc échapper à l’assujettissement à la CJE.
Deux cas de figure sont à distinguer :
1. Aucune clause attributive de compétence territoriale n’a été convenue entre les parties
Dans ce cas, le demandeur a une option :
| Par exemple, en matière contractuelle, outre la juridiction du domicile du défendeur, le demandeur peut saisir la juridiction du lieu de livraison effective de la chose ou du lieu de l’exécution de la prestation de service (CPC, art. 46). En matière délictuelle, en sus de la juridiction du domicile du défendeur, le demandeur peut saisir la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi (CPC, art. 46). Par ailleurs, s’il y a plusieurs défendeurs, le demandeur peut saisir à son choix la juridiction du lieu ou demeure l’un d’eux (CPC, art. 42 al. 2). Les demandeurs ne devraient donc pas manquer d’utiliser ces différentes règles pour éviter d’assigner leurs débiteurs devant un TAE et échapper ainsi à la CJE. |
2. Une clause attributive de juridiction convenue entre les parties donne compétence territoriale à un TAE
Si cette clause est valable, c’est-à-dire si elle est conclue entre commerçants et spécifiée de façon apparente dans le contrat (CPC, art. 48), alors les parties devront la respecter.
À défaut, le défendeur pourra soulever l’incompétence territoriale de la juridiction.
Il est intéressant de noter que l’article 7 du décret n° 2024-1225 du 30 décembre 2024, relatif à l’expérimentation de la contribution pour la justice économique, prévoit que « les demandes incidentes ne sont pas soumises à la contribution pour la justice économique ».
Or, figure parmi les demande incidentes « la demande additionnelle » définie par l’article 65 du Code de procédure civile comme étant « la demande par laquelle une partie modifie ses prétentions antérieures ».
| Imaginons ainsi le cas d’un demandeur qui souhaite obtenir la condamnation d’un débiteur à lui régler la somme totale de 60 000 €. Dans son assignation, le montant de la demande indemnitaire serait limité à 49 999 €. Puis, en cours d’instance, le demandeur prendrait des conclusions aux termes desquelles il modifierait ses prétentions initiales et solliciterait finalement la somme totale de 60 000 €. La CJE ne serait donc pas due. La circulaire du 5 février 2025 du ministre de la Justice n’apporte pas d’éclairage sur le cas des demandes additionnelles. Attention néanmoins à ne pas tomber dans l’abus qui pourrait être sanctionné. L’article 27 de la loi n° 2023-1059 du 23 novembre 2023, qui introduit l’expérimentation de la CJE, dispose en effet que « en cas de comportement dilatoire ou abusif d’une partie au litige », le TAE peut « condamner celle-ci à une amende civile d’un montant maximal de 10 000 euros sans préjudice des dommages intérêts qui seraient réclamés ». En tout état de cause, le défendeur ne manquera pas de vérifier si la CJE a bien été réglée par le demandeur, la sanction, l’irrecevabilité de la demande, étant particulièrement sévère. À noter toutefois que le décret du 30 décembre 2024 prévoit une « faculté de rattrapage » pour le demandeur qui n’aurait pas réglé la CJE. Ce dernier peut, dans un délai de 15 jours suivant la notification de la décision d’irrecevabilité, solliciter du Tribunal qu’il rétracte sa décision, sous réserve que la CJE ait, entre temps, été réglée. |
Philibert Poulet : Les sociétés qui emploient plus de 250 salariés et dont la valeur totale des demandes initiales serait supérieure à 50 000 € pourraient être dissuadées d’engager certaines actions devant le TAE.
En effet, le montant de la CJE peut être très élevé.
Dans le détail, celui-ci est calculé de la façon suivante :
S’agissant des sociétés qui remplissent les conditions d’assujettissement à la CJE mais dont le chiffre d’affaires est inférieur à 50 000 000 €, rien n’est prévu par le décret. Ces sociétés ne devraient pas donc pas régler de CJE. La circulaire du ministre de la Justice du 6 février 2025 n’apporte pas non plus de précisions sur ce point.
En outre, la CJE doit être réglée intégralement avant la première audience, ce qui implique de pouvoir mobiliser une somme potentiellement importante rapidement.
Par ailleurs, quand bien même ces « grandes entreprises » obtiendraient une décision favorable à l’encontre d’un débiteur, si celui-ci est insolvable, alors la CJE resterait in fine à leur charge ce qui, là encore, pourrait les dissuader d’engager une action judiciaire.
Dans ces conditions, ces grandes sociétés devraient être plus hésitantes à engager des procédures judiciaires à l’encontre de leurs débiteurs dès lors que leur dette excède un montant de 50 000 €.
Philibert Poulet : Cette expérimentation du TAE devrait pousser les sociétés assujetties à la CJE à tenter de trouver une issue amiable afin d’éviter un procès pour lequel elles seront tenues de régler ladite contribution dont le montant, on l’a vu, peut atteindre jusqu’à 100 000 €.
En outre, l’article 6 du décret du 30 décembre 2024 prévoit que la CJE est remboursée en cas de :
Le texte ne précise pas si un mode amiable de résolution des différends vise nécessairement le recours à un tiers ou si un accord direct entre les parties est suffisant.
Quoi qu’il en soit, cet article 6 devrait inciter le demandeur, qui a réglé la CJE, à trouver un accord amiable afin d’en obtenir le remboursement, notamment si le montant engagé a été conséquent.
Le défendeur aura aussi intérêt à trouver une solution amiable puisque s’il perd, la CJE sera à sa charge au titre des dépens.
En outre, depuis le 1er janvier 2020, les décisions de première instance sont, de droit, exécutoires à titre provisoire. Il en résulte que, même si le défendeur interjette appel du jugement du TAE, il devra immédiatement régler le montant de la CJE au demandeur (sauf à obtenir l’arrêt de l’exécution provisoire auprès du Premier Président de la Cour d’appel).
Philibert Poulet : Cette contribution devrait particulièrement toucher les banques nationales et régionales. On pourrait imaginer que certaines banques procèdent à un redécoupage territorial pour passer sous les seuils d’assujettissement prévus par le décret du 30 décembre 2024.
Plus largement, toute société, peu important son secteur, qui dépasserait les seuils évoqués précédemment sera concernée par la CJE.
Philibert Poulet : Cette réforme va nécessairement entrainer une augmentation du coût des contentieux pour les grandes sociétés puisque plus leurs demandes initiales seront importantes et plus le montant de la CJE sera élevé.
Philibert Poulet : La Conférence des bâtonniers a annoncé, lors de son assemblée générale du 25 janvier 2025, son intention de déposer un recours contre le décret du 30 décembre 2024.
Si son Président ne conteste pas le principe d’une contribution pour la justice économique, il s’oppose, en revanche, à son montant qu’il trouve trop élevé.
De son côté, le Conseil National des Barreaux (CNB) a adopté une résolution lors de son assemblée générale du 17 janvier 2025 réaffirmant son opposition à la CJE qui, selon lui, crée une rupture d’égalité entre les différents territoires (v. CFE, médiation, durabilité… : retour sur l’Assemblée générale du CNB du 17 janvier 2025, Actualités du droit, 29 janv. 2025). Il a demandé son retrait et a mandaté son bureau pour exercer tout recours utile. De son côté, le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, s’est dit prêt à discuter avec les avocats sur cette question de la CJE.
Philibert Poulet : Pour les contrats conclus à compter du 1er janvier 2025, les parties pourraient prévoir une clause attributive de juridiction territoriale au profit d’un tribunal de commerce qui n’est pas concerné par l’expérimentation. Néanmoins, si l’expérimentation est généralisée à partir du 1er janvier 2030, alors le tribunal de commerce désigné par la clause attributive de juridiction deviendra inexorablement un TAE avec un assujettissement potentiel à la CJE pour le demandeur.
Afin de limiter le recours à un TAE, les parties peuvent prévoir dans leurs contrats des clauses de médiation ou de conciliation préalables obligatoires. Ces clauses imposent aux parties, à peine d’irrecevabilité de leurs demandes devant un Tribunal, de recourir préalablement à une médiation ou à une conciliation. De plus, de telles clauses doivent être précises et bien détailler chaque étape à respecter par les parties avant de pouvoir initier une action judiciaire.
Pour les contrats en cours, dans l’hypothèse où une clause attributive de juridiction donnerait compétence territoriale à un TAE, celle-ci devra être respectée sauf à la renégocier directement avec le cocontractant. Comme levier de négociation, il pourrait être argué que, en cas de condamnation, la partie perdante supportera la CJE, au titre des dépens, dont le montant pourrait atteindre jusqu’à 100 000 €.
Pour consulter l’ensemble de cet article paru le 03 mars 2025 sur le site www.actualitesdudroit.fr, cliquez-ici.
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